Chapitre I
Le Puits Divinatoire
Le rang de la Petite Rivière-Nord se terminait tout au bout par un cul-de-sac. Dans ce cul-de-sac se dressait une maison de briques rouges de style français abandonnée depuis bientôt une vingtaine d’années. Personne ne savait réellement ce qui était arrivé aux précédents propriétaires, s’ils avaient disparu dans la nature ou s’étaient laissé mourir dans les débris et la poussière. La porte d’entrée et les fenêtres de la maison de briques abandonnée étaient placardées et barricadées. Cela faisait un bon moment que personne n’était venu jeté un coup d’œil dans cet endroit. La végétation autour s’était répandue et masquait même la véranda derrière la demeure. Des longues pousses d’orties et des queues-de-renard imposantes rendaient le passage presque impraticable.
Ayant été principalement agriculteurs, les propriétaires avaient délaissé les installations de la même mystérieuse manière. Pourtant, contrairement à la maison qui semblait solidement ancrée dans ses fondations, la structure de la grange semblait très précaire. Fragilisée par les intempéries et la négligence des anciens possesseurs, il semblait qu’elle s’écroulerait si le vent se mettait à souffler. Oublié par le temps, une camionnette munie d’une benne gisait dans un fossé, tout prêt de la route de terre. Grugé à mort par le cancer qu’est la rouille, sa tôle avait été froissée durant son utilisation et son pare-brise avait été fendu par un importun. Un des phares avant était cassé et un des pneus arrière crevé. Cachée par les herbes hautes et les branches des arbres, le véhicule avait été complètement abandonné.
L’endroit était sinistre. Le rang était peu souvent fréquenté par les habitants du village et personne ne voulait vraiment visiter la place, qui menaçait de s’écrouler à tout moment. Pourtant, cette journée-là, quelqu’un s’y risqua. C’était par un temps radieux, ou seulement quelques petits nuages se déplaçaient lascivement dans le ciel. Le soleil dardait ses rayons de toutes ses forces sur les cultures environnant la lugubre maison. L’homme qui s’aventurait dans ces lieux peinait à se frayer un passage dans cette végétation luxuriante. Les puissantes tiges des mauvaises herbes lui résistaient, comme s’ils l’empêchaient d’atteindre son but. Avec frustration, il tenta de traverser cette forêt de mauvaises herbes pour pénétrer dans la maison par la seule entrée qui n’avait pas été condamnée, car elle était presque invisible si on ne fouillait pas avec attention. Stigmus marcha malencontreusement sur le cadavre d’un raton-laveur dont les os craquèrent sous le poids de son corps. L’homme habillé de noir jeta un regard dégoûté à la carcasse de l’animal et posa son regard sur la maison qui se dressait devant lui. Un rictus apparut à la commissure de ses lèvres.
- Quel trou… Je ne pouvais pas trouver mieux pour avoir la paix.
La stature de Stigmus était impressionnante. Du haut de ses six pieds, l’homme portait une barbe clairsemée et peu fournie. Il avait une taille filiforme qu’il habillait de vêtements sombres. Ses cheveux étaient gominés et ramenés sur son crâne. Son visage était étiré et étroit, de forme presque carrée. Stigmus se hissa sur un petit balcon qui menait à l’entrée arrière de la propriété délaissée. Le sombre personnage passa un nid de guêpes, puis un second cadavre animal, qui ne manqua pas de le faire grimacer de dégoût. Il déglutit difficilement et se pinça le nez lorsque les odeurs nauséabondes de chaire en décomposition parvint à ses narines. De ses yeux marrons, il scruta les alentours et s’assura de ne pas avoir été vu avant de pénétrer dans la maison. La porte était arrachée de ses gonds et reposait au fond de la pièce, contre un vieux réfrigérateur beige. L’endroit avait été mis sans dessus dessous. Des éclats de bouteille de bière et de styromousse, des aliments périmés, des débris de chaises cassées, des outils de jardinage rouillés jonchaient le sol. Au plafond pendaient des objets contondants, des haches et des scies dont le fer s’était oxydé avec le temps. La peinture du plafond s’était écaillée et des bandes de tapisserie se détachait des murs pour retomber mollement sur le sol. Les poutres de bois étaient ravagées par la moisissure et menaçaient de fendre d’un moment à l’autre.
Stigmus fit quelques pas dans la sombre cuisine en écrasant des éclats de vitre qui crépitèrent sous ses pieds. Des couverts crasseux traînaient dans l’évier, les armoires grandes ouvertes dévoilaient des tasses infestées de toiles d’araignée ou encore des assiettes de porcelaine craquelées. Un petit guéridon trônait au centre de la pièce. Stigmus approcha tranquillement et s’agenouilla devant la table. De sa main, il se débarrassa des objets et souffla pour faire soulever la poussière. Il caressa la table tranquillement et un sourire démoniaque apparut sur ses lèvres.
- Ma vengeance peut maintenant s’accomplir.
Il nourrissait ce sentiment vindicatif depuis plus de deux décennies. Emprisonné dans son corps mortel, il avait cherché pendant longtemps un moyen de se venger de son tourmenteur et responsable de son sort misérable. Il se souvenait de son autre vie dans laquelle son pouvoir avait été considérable. La titanesque puissance de Stigmus avait commencé à éveiller les craintes parmi les hauts dirigeants du plan démonique. L’Apocalypse, un démon supérieur, était aussitôt intervenue pour prévenir un renversement du pouvoir et ainsi conserver son haut statut.
Les derniers souvenirs qu’avaient emmené Stigmus avec lui, était la vision d’une salle sombre, meublée modestement d’une table et d’une chaise en bois. Il se rappelait des murs et du sol en pierre et surtout l’air qui y respirait. Ce n’était pas de l’air tel que l’on en retrouvait sur terre. C’était une atmosphère lourde, asphyxiante, dont la haine et la peur émanait. Il se souvint avoir vu surgir d’un tourbillon de flammes son bourreau, celui qui venait pour lui retirer tout ce pouvoir qu’il avait tant recherché. L’Apocalypse portait cette fois une robe brune ceint à sa taille d’un fin cordon blanc, à la manière d’un moine. Son visage était masqué par un large capuchon. Solonel, le démon s’était avancé tranquillement pour se rapprocher de Stigmus. Sa robe tourbillonnait à ses pieds et soulevait des nuages de poussière à chacun de ses pas. Le cœur battant la chamade, Stigmus avait dévisagé l’Apocalypse pendant un long moment, songeant à toutes les horreurs que sa condamnation lui apporterait.
L’Apocalypse s’était arrêtée à quelques pas de la table de Jugement et avait tendu les bras de façon cérémoniale pour se prononcer. Sa voix caverneuse s’était alors élevée dans la salle et avait glacé le sang du condamné. La respiration de Stigmus s’était faite plus haletante, comme s’il manquait d’air. Chaque parole que l’Apocalypse prononçait transperçait le corps de Stigmus comme des milliers de couteaux tranchants.
- Nous avons pris notre décision, Stigmus. En raison du danger que tu représentes pour nous, nous avons convenus de t’imposer un châtiment dont tu te souviendras pour le reste de ton existence… parmi les humains.
L’Apocalypse avait alors imposé à Stigmus un châtiment pire que la mort : l’existence mortelle. Les pouvoirs de Stigmus furent alors anéantis et l’âme démonique de celui-ci fut emprisonnée dans une enveloppe charnelle, à la surface de la terre. Stigmus se souvenait du désespoir qui l’avait envahi lorsque le verdict était tombé. Cela signifiait pour lui que tout ce qu’il avait fait pour grimper dans la hiérarchie avait été vain et qu’il ne connaîtrait plus jamais le bonheur d’être parmi les siens.
Stigmus n’avait pas baissé les bras pour autant. Ce qui le maintenait en vie était cette conviction qu’un jour, il parviendrait au pouvoir et qu’il détrônerait son grand rival. Ainsi, ces dix-neuf dernières années, Stigmus avait grandi comme un humain normal, était né, avait pleuré à sa première bouffée d’air, avait eu ses premières relations sexuelles. Avec le temps, les souvenirs de sa vie passée avait refait surface et avait attisé cette flamme de colère qui brûlait au fond de lui. Au fil des années, Stigmus découvrait de plus en plus sa vraie nature et devenait cruel avec son entourage. Il s’était rapidement surnommé « Stigmus » aux dépends de son nom de naissance. Ses parents croyaient qu’il s’agissait d’un simple surnom, alors qu’en vérité, c’était sa dénomination autrefois lorsqu’il vivait dans le plan démoniaque. Un jour, Stigmus disparu dans la nature et abandonna à leur grande tristesse ses parents « biologiques ». Il avait été entraîné dans cette fugue par son ardent désir de satisfaire sa vengeance, sentiment qu’il avait nourri pendant une partie de son adolescence.
Il avait erré pendant longtemps avant de retracer certains contacts qu’il avait connu dans son ancienne vie. Au fil que sa mémoire revenait, Stigmus se souvenait progressivement de ses anciens compagnons, sorciers, mages, démons autrefois collègues. Dépourvu de ses pouvoirs, il connaissait néanmoins l’existence d’objets magiques qui conféraient à leur détenteur des capacités magiques. Dans sa quête de retrouver sa puissance d’auparavant, Stigmus rencontrait des êtres qui acceptaient de l’aider et d’autres qui refusaient. Il avait réussi à mettre la main sur une bague en forme de tête de faucon, qu’il avait glissé à son index. Cet objet ensorcelé lui donnait le pouvoir de se téléporter dans une sorte de reflet dansant. Lorsqu’il s’était téléporté pour la première fois, son cœur avait battu de nouveau d’excitation. Il n’avait qu’une seule envie : en obtenir encore plus. Le sentiment de pouvoir faire ce qu’il voulait lui montait à la tête, et il voulait ressentir encore une fois cette puissance en lui.
Maintenant, il se retrouvait seul, coupé du monde, dans cette maison abandonnée. Stigmus fouilla les armoires et tomba sur un saladier transparent. Il prit le bol et le déposa sur la petite table qu’il avait dépoussiérée. Il tira de sa poche un petit flacon rempli d’un liquide bleuâtre qui irradiait une douce lueur dans les ténèbres. Il tira sur le bouchon de liège et versa tranquillement le liquide dans le saladier de verre. L’étrange composition bleue était aussi pâteuse que du miel. Stigmus apposa ses mains au-dessus du bol et baissa la tête. Il se concentra pendant un long moment à canaliser son énergie dans l’exécution de son sortilège.
Le puits divinatoire était un vieux tour que lui avait appris une marchande d’objets de magie noire. En se focalisant suffisamment sur ce qu’il voulait percevoir, il pouvait forcer le liquide bleu à diffuser des images clé, des indices sur l’objet de sa quête. En fait, le puits divinatoire était un intermédiaire qui lui permettait de voir à distance et agissait à la manière d’une boule de cristal.
Stigmus émit quelques sons gutturaux et le liquide s’agita. La lumière qui irradiait s’intensifia et dévoila les images de trois garçons, habillés de complets noirs. L’ondée s’agita encore plus et un son strident siffla dans les oreilles de Stigmus. Le démon plaqua ses mains sur ses oreilles pour empêcher le sifflement de crever ses tympans. Les sons aigus se transformèrent lentement pour devenir des voix d’adolescents. L’homme noir sourit lorsqu’il réalisa que le puits pouvait lui communiquer l’image et le son de ses jeunes hommes. Le saladier lui offrait une vitrine sur leur vie et sur leurs déplacements. « Mais pourquoi au juste ces trois garçons… ordinaires? » ne s’empêcha pas de penser Stigmus.
Il ne comprenait pas en quoi ces personnes représentaient un atout important à la réalisation de ses sombres desseins. À première vue, ils semblaient mener une existence normale et aucune présence de magie dans leur quotidien. Néanmoins, le puits ne se trompait jamais. Stigmus décida donc d’attendre et de suivre à distance le quotidien de ces trois jeunes hommes. Le démon réincarné remarqua qu’ils avaient de sales mines. « Ils font une tête d’enterrement… » pensa-t-il. Il ne savait pas, à ce moment-là, qu’il avait vu juste.
Ψ
Yannick appuya sur l’interrupteur qui arrêta la cafetière alors que les dernières gouttes tombaient dans le pot à café. L’odeur du café ne mit pas longtemps avant d’embaumer la pièce au complet. Yannick agrippa sa tasse, en faisant bien attention de ne pas se brûler, pour ensuite en boire une petite gorgée. Au même moment, Nicolas, le benjamin de la famille, fit alors irruption dans la pièce, vêtu d’un costume noir et de lunettes de soleil.
- Qu’est-ce qu’il y a pour déjeuner? demanda-t-il.
- Gabriel a acheté des croissants hier, répondit Yannick sans même se retourner.
Nicolas regarda ensuite sur le comptoir et aperçut le sac remplit de viennoiseries. Il saisit un croissant et mordit à pleines dents.
- Tu veux un café? demanda Yannick.
- Je deviens fou quand j’en bois, lui répondit Nicolas, entre deux bouchées de croissant.
- De toute façon, Gab ne lâchera pas le téléphone de sitôt.
- Hé! maugréa Gabriel depuis le salon, à quelques pas de là.
- En même temps, repris Nicolas, faudrait bien savoir où sont passés nos parents, on a aucune nouvelle d'eux depuis deux jours.
- T’as raison, ajouta Yannick, mais pour l’instant nous allons être en retard à l’enterrement de grand-maman.
- Gabriel! Dépêche! Faut y aller! lança Nicolas au cadet.
- Il n’avait pas dit qu’ils seraient de retour à temps? s’inquiéta Gabriel en raccrochant après maintes tentatives de les joindre.
Gabriel posa doucement le téléphone sur la table. Ses yeux noisettes, biens dégagés vu sa courte coupe de cheveux, reflétaient sa déception. Il avait tenté des dizaines de fois de rejoindre ses parents ses deux derniers jours, et il n’avait obtenu aucune réponse. Toujours avec son air apitoyé, il se leva puis se tourna vers ses frères.
- On va devoir y aller, on dirait, se résigna-t-il.
Suivi par ses deux frères, Yannick empoigna ses clés de voiture puis quitta la résidence familiale pour aller rejoindre sa petite voiture bleu gris. Les trois frères descendirent tour à tour les marches de pierre, Gabriel traînant les pieds à l’arrière. On entendait à l’extérieur le tintement des cloches de l’église, ténèbres annonciateurs de l’inévitable inhumation. Ils se pressèrent de monter dans l’Accent de l’aîné et la voiture quitta l’entrée de cour dans un vrombissement de moteur. La voiture fila rapidement et emprunta de petites rues avant d’aboutir sur la route principale. Yannick roula rapidement et se rendit au cœur du village, là où les obsèques avaient lieu.
La paroisse en pierres grises était un bâtiment récent. L’ancienne église, une chapelle construite en bois de pin, avait été incendiée vers la fin des années cinquante et on dût la rebâtir pierre par pierre. L’architecte avait dressé le plan et donné au nouveau lieu de culte la forme d’une croix latine. Les clochers se divisaient en deux tourelles, dont l’une s’élevait plus que l’autre. Les fondations, bâtis en fonction de la dénivellation descendante, avaient forcé les constructeurs à surélever l’entrée de la paroisse. Un imposant escalier de pierre menait aux grandes portes d’acajou dont les poignées avaient été forgés dans le fer.
Yannick stoppa la voiture devant le parquet de l’église et les trois frères s’empressèrent de monter quatre à quatre les marches. Le corbillard arrivait déjà pour le début de la procession funéraire. Les portes grincèrent sur leurs gonds et les pas de Yannick, Gabriel et Nicolas résonnèrent sur le carrelage du vaisseau central. L’assistance ne manqua pas de leur faire remarquer leur retard. Près de la moitié des assistants situés dans la nef se retournèrent, tous le regard courroucé. En tentant de ne pas déranger la cérémonie, le trio prit place sur l’un des bancs, un peu à l’écart des autres, de peur de se faire poser des questions sur l’absence de leurs parents. Tout au long du rituel funéraire, tous restèrent très attentifs aux paroles prononcées par le prêtre et par les proches, tous à l’exception de Yannick, qui semblait un peu distrait. À l’instar de l’assemblée, les trois frères Laurendeau s’étaient mit sur leur trente-et-un. En effet, tout les trois étaient vêtus de complets noirs très chics, loués par leurs parents suite au décès d’Angèle.
Nicolas, le plus jeune, s’était fait coupé les cheveux deux jours auparavant, ce qui faisait ressortir ses yeux bleus dans toute leur splendeur. Bien qu’il ait essayé de les faire disparaître, quelques boutons dus à l’acné étaient tout de même visibles. Gabriel tant qu’à lui avait les cheveux brun, coupés courts. Ses yeux bruns étaient identiques à ceux de son père et sa carrure, un peu maigrichonne, lui donnait un air un peu plus jeune. Yannick, de son côté, ne changeait jamais. Il avait toujours son habituel collier de barbe puis une coupe qui faisait descendre ses cheveux noirs jusqu’aux oreilles.
Des cousins, des partenaires de bridge d’Angèle étaient vêtus sombres. Beaucoup de femme portait de grands chapeaux noirs dont le voile masquait leurs yeux mouillés de larmes. Le prêtre, solonnel, revêtait une barrette blanche sur sa tête, un couvre-chef ecclésiatique semblable à un tricorne. Il portait une soutane immaculée, qui contrastait fortement avec les habits sombres que portait l’assemblée.
Puis, après la cérémonie, le cercueil de la défunte fut porté jusqu’au cimetière, soutenus par huit hommes d’un âge avancé. Tous étaient vêtus de complets cravate et portaient des gants de soie blanc. Sur leur poitrine, un écusson des Chevaliers de Colomb témoignait de leur engagement volontaire. Le cortège funèbre, guidé par le prêtre, se rendit à pied au cimetière. La procession constituait le dernier passage physique de la dépouille sur la place publique, entourée de ses proches et amis. Les femmes éclataient en sanglots, les hommes avaient la mine basse et l’œil humide.
Arrivé au lieu d’inhumation, le cercueil fut déposé sur le harnais tandis que l’assemblée se massait autour de la tombe. Le prêtre entama les derniers sacrements d’une voix grave et lut quelques passages bibliques. Au bout d’une vingtaine de minutes de recueillement, des gens commencèrent à quitter le cimetière, l’un après l’autre. Ils offrirent une dernière fois leurs condoléances aux endeuillés. Leur sympathie toucha beaucoup les trois frères; certains leur souhaitèrent même que leurs parents reviennent en toute sécurité. Ils quittèrent tous jusqu’à ce qu’il ne reste que Yannick, Gabriel et Nicolas.
Victorin, leur grand-père maintenant veuf, vint leur rendre ses salutations avant de quitter.
- Je crois qu’elle sera bien là-haut, dit-il, la voix étouffée. Elle… elle adorait vous voir grandir. Elle était si fière!
D’une main tremblante, il saisit le mouchoir qui était fourré dans sa poche et souleva ses lunettes pour essuyer ses yeux. Il chiffonna nerveusement le tissu, tout en reniflant discrètement. Il releva des yeux bouffis et un sourire triste se dessina sur son visage ridé. Il tapota l’épaule de l’aîné, Yannick, et soupira mélancoliquement :
- Je ferais mieux de rentrer. Passez me voir si vous voulez, j’ai des boîtes pour vous.
Il les quitta de sa démarche lente, laissant la fratrie seule maintenant. Tout le monde avait quitté les lieux.
Tous les trois se tenaient solennellement aux côtés de leur grand-mère, par ordre de grandeur. Yannick, à peine plus grand de quelques pouces que Gabriel, fixait un point à l’horizon. Son regard terne était impassible, on ne pouvait discerner les émotions qui se bousculaient à l’intérieur de lui. À côté, Gabriel tentait de retenir ses larmes. Il aurait aimé pleurer sa grand-mère, mais il pensait que cela montrerait sa faiblesse et il voulait rester fort pour ses frères. Déjà que ces derniers étaient confrontés à la disparition de leur parents, Gabriel ne voulait pas perdre ses moyens et bouleverser encore plus les proches qui l’entouraient. Nicolas, lui, connaissait beaucoup moins Angèle que Gabriel et Yannick, son décès l’attristait mais au fond, les rares fois où il l’avait rencontré, il n’avait jamais vraiment prit le temps de discuter avec elle ou d’apprendre à l’apprécier. Yannick de son côté, avait l’air beaucoup moins touché. Il fut le premier à se détacher du trio et à quitter le site de recueillement. Nicolas ne tarda pas à le suivre et laissa le cadet seul, avec en guise d’encouragement une petite tappe sur l’épaule. Gabriel, lui, restait là, repensant aux bons moments qu’il avait vécu avait elle. Les larmes glissaient tranquillement sur ses joues roses alors qu’il faisait ses adieux à sa grand-mère qui l’avait chéri durant toute son enfance. C’était pour lui la première fois qu’il perdait un être cher. Il était inquiet, confus, malheureux et en colère contre ses parents. Ce cocktail émotionnel explosif bouillait en lui et le mettait dans tous ses états.
Yannick déverrouilla la portière de la voiture, l’ouvrit, puis invita Nicolas à y pénétrer d’un geste de la main. Les deux frères s’assirent et attendirent le cadet en silence. Yannick se massait le front en fermant les yeux. Gabriel vint les rejoindre d’une démarche rapide et prit place sur le siège passager.
- On a un truc à faire avant de rentrer chez nous, annonça Yannick d’un ton monotone.
- Quoi? interrogea Nicolas.
- On va aller chez grand-maman chercher des trucs qu’elle voulait qu’on garde…
- Tout de suite? S’offusqua Gabriel. On vient juste de revenir de son enterrement et toi tu veux déjà aller chercher son héritage!
- Non, non. C’est Victorin qui tient à ce que nous allions chercher ces boîtes.
Nicolas et Gabriel se résignèrent à ne pas poser de questions supplémentaires puis attachèrent leurs ceintures de sécurité alors que véhicule bleu gris quittait le stationnement de l’église Ste-Anne d’Yamachiche.